Alexandra BaudelotLe petit monde féerique de l'art2004

Mouvement

Les performances Death is certain d'Eva Meyer-Keller et Blanche-neige de Catherine Baÿ programmées à la Fondation Cartier, utilisent l'imagerie des contes de fée comme vecteur corrosif d'une mise en scène des représentations collectives contemporaines. Deux charges critiques où l'image l'emporte sur le discours.

Quels points communs y a t-il entre la Blanche-neige de Catherine Baÿ et les cerises rouges et instruments de torture d'Eva Meyer-Keller? Aucun, sinon qu'elles utilisent toutes les deux le conte de fée comme support de projection et d'identification de l'histoire contemporaine et de ses mises en scène collectives.

Eva Meyer Keller inflige à ces cerises bien juteuses une trentaine de façon de mourir. Cerises et objets de torture (sèche-cheveux, marteau, fil dentaire, allumettes, pinces à cheveux, punaises ...) vont tout au long de la performance metaphoriser ces morts que l'on retrouve dans les contes, d'une cruauté généralement insoutenable, et qui ne sont pas sans rappeler les tortures tristement célèbres de l'histoire de l'humanité. Les cerises, devenues objet animé et transferts des pulsions sadiques de l'artiste - une incarnation des fantasmes morbides de la communauté - sont pendues, noyées dans un verre d'eau, écartelée, crucifiées, brûlées vives sur un bûcher d'allumettes ou au napalm avec un chalumeau, électrocutées, gazées ... Par le biais de ces petites mises en scène agencées comme des rituels à la fois sinistres et ludiques, la performeuse berlinoise crée un langage métaphorique permettant d'échapper à toute tentative de modélisation des corps et de formalisme de la représentation artistique. Elle construit peu à peu un espace hypnotique où l'imaginaire l'emporte sur une réalité que nulle ne pourrait affronter, celle de la mise à mort, rejoignant en cela les saynètes parfois cruelles des jeux enfantins. Death is certain s'inscrit entre le Body art et la féerie sombre et légère du conte de fée. Du body art tels que pratiqués par Gina Pane, Michel Journiac ou les Actionnistes viennois, Eva Meyer Keller s'en approprie la symbolique organique pour explorer les territoires du refoulé et de la régression comme le lieu d'une expérience cathartique avec le public : expérience qui frôle avec humour et légèreté, comme pour mieux les purger, les heures sombres de notre histoire. Du conte de fée, elle emprunte avec une feinte innocence les gestes du bourreau là où ils condensent les images les plus effrayantes de notre inconscient collectif et la mise à mort là où elle a valeur d'exutoire et de pratique initiatrice.

Autre représentation collective, le personnage de conte de fée : la Blanche-neige de Catherine Baÿ est un être proliférant qui se démultiplie à l'infinie. Normal, Blanche-neige incarne tous les symptômes des époques qu'elle traverse, et ne cesse donc de se transformer au fur et à mesure des variations de l'Histoire. Blanche-neige est un support de nos fantasmes d'identification, elle est une icône qui garantit à nos désirs leur toute puissance. Blanche-neige est un virus qui contamine notre société et donc un signifiant totalitaire pour quête fétichiste. Blanche-neige envahit les espaces de la Fondation Cartier. Couloirs, ascenseurs, escaliers, jardin. On peut voir Blanche-neige juste à côté de soi, retransmise dans des téléviseurs ou projetée plein écran sur les murs. Elle est belle Blanche-neige, elle a la peau blanche bien sûr, elle porte une jupe jaune et un corset bleu, elle a les cheveux noirs et un serre-tête rouge avec un petit nœud dessus, le tout en latex. Blanche-neige mange des bananes, elle tire avec un flingue duquel ne sort jamais une balle, sur de grandes feuilles en papier elle échafaude des plans d'attaques car Blanche-neige entre en guerre, elle lit le Monde, elle travaille dans une administration, fait du vélo d'appartement. Toutes ces Blanches-neige cohabitent les unes avec les autres, juxtaposent les uns à côté des autres ces fragments d'événements de la vie quotidienne. Blanche-neige est un virus voué à répéter indéfiniment sa mission. " Je suis la répétition " nous dit Blanche-neige. Catherine Baÿ, artiste installée à Paris et qui brasse allégrement les frontières artistiques, fait de ce personnage reproductible à l'infini un archétype de personnage contemporain. Les gestes de ses Blanches-neige (onze ici) se répètent en boucle en un mouvement automatisé, signe d'une aliénation galopante que la prolifération du virus ne saurait arrêter. Le virus ? La modélisation des figures archétypales de notre société transformées en objet de consommation au même titre qu'un Coca-cola, Mac Donald et autre Nike. Le choix de Blanche neige n'est pas neutre : elle est une star internationale. Catherine Baÿ peut donc inoculer le virus d'Est en Ouest et du Nord au Sud et voir au fur et à mesure de ses résidences dans des lieux de création des Blanches-neige endosser les caractéristiques physiques locales. Sa Blanche-neige est donc plus ambiguë qu'il n'y paraît : derrière sa panoplie, ses fonctions normés et ses gestes mécaniques, chacune d'entre elles imposent néanmoins un style qui atteste la présence d'une personnalité singulière. La face cachée du travail de C. Baÿ : plusieurs semaines d'ateliers avec chacune des Blanche-neige avant de les lancer dans l'arène mondialiste. Au-delà du modèle, l'artiste s'intéresse donc plus à ce que le travail artistique réalisé en amont peut laisser apparaître de la nature propre à chacune de ces Blanches-neige. Le formatage de ses personnages n'est donc pas une fin en soi mais une manière d'évacuer les images qui participe à réduire les possibilités d'identification et de construction de soi. Blanche-neige porterait donc en elle son propre anti-virus.
Un jour tombera son masque en latex. Bienvenue dans le petit monde féerique de l'art.

Death is certain d'Eva Meyer-Keller et Blanche-neige de Catherine Baÿ ont été programmées dans le cadre des Soirées nomades à la Fondation Cartier le 15 avril 2004.